Biographie

« Le peintre Victor Dupont (1873-1941) – un Boulonnais parmi les Fauves »

A la fin du 19ème siècle, les activités maritimes prennent une ampleur certaine sur le littoral boulonnais. Pêcheries, commerces et trafic transmanche animent chaque jour les quais et procurent de beaux sujets d’études aux artistes boulonnais et à ceux de passage. Sur les traces d’Eugène Boudin, certains s’installent à Boulogne-sur-mer ou aux alentours, à l’instar du couple Demont-Breton (Wissant), de Georges Ricard-Cordingley (Wimereux) ou de Paul Hallez (Le Portel). Les vocations sont également nombreuses parmi les artistes locaux, préposés à décrire la mer et ses marins, souvent dans un style académique finissant. C’est ainsi qu’un jeune Boulonnais, Victor Dupont, choisit d’étudier le dessin afin d’embrasser une carrière d’artiste. Plus tard, il part à Lille puis s’engage vers une destinée parisienne. Entouré des plus prestigieux artistes de son temps, il connaît, à force de travail, des débuts prometteurs suivis d’une longue carrière. Sans renier son Boulonnais natal qu’il met en couleur jusqu’à la fin de sa vie, il voyage à travers la France et peint ses campagnes, ses villes et son littoral. Mais aussi, ses quarante années de carrière sont le reflet des bouleversements politiques et de l’effervescence artistique. Rare et trop méconnu, son œuvre en est le singulier résultat, certes avant-gardiste mais teinté de nostalgie.

 

  • De l’apprentissage boulonnais à la carrière parisienne

Victor Dupont est né à Boulogne-sur-mer le 12 juillet 1873, dans la maison familiale, au 89 rue du Moulin à Vapeur. Il est le fils de Louis, un artisan coiffeur originaire de Guînes, âgé de 36 ans, et d’Agathe Dagbert, une jeune Boulonnaise de 19 ans, qu’il a épousée en secondes noces l’année précédente. Louis Dupont reprend l’affaire familiale des Dagbert, fameuse famille de perruquiers attestée à Boulogne et à Marquise depuis le 18ème siècle. Le grand-père paternel d’Agathe, Victor Dagbert (1790-1836), sert dans les armées napoléoniennes et reçoit la Légion d’Honneur[1]. Ce prestige familial se perpétue dans l’attribution du prénom Victor aux aînés de la famille.

Premier enfant du couple, deux fils suivront (Eugène[2] et Albert), Victor Dupont grandit entouré de ses parents et de sa grand-mère maternelle déjà veuve. Installé dans le quartier de Capécure durant toute son enfance, il y côtoie le monde des marins et peut contempler chaque jour l’animation des quais et l’incessant manège des navires dans le chenal. A l’école primaire, il suit une scolarité classique et reçoit le 7 août 1886 son certificat d’études[3]. Adolescent, il montre de véritables aptitudes au dessin et à l’observation de son environnement. Après quelques hésitations, ses parents cèdent alors à son envie d’intégrer une école d’art. En 1889, il est admis à l’Ecole municipale de Dessin de Boulogne, aux côtés du peintre maritime Georges Griois et du sculpteur Paul Graf. Il y suit les cours d’Arthur Cloquié, peintre de fleurs et de natures mortes, et des sculpteurs Ernest Péron et Adolphe Thomas (auteur du tombeau de l’historien Ernest Deseille, 1892). Son apprentissage est couronné de succès. En 1890, il obtient une première bourse allouée par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, pour son aptitude au « dessin académique », puis une nouvelle deux ans plus tard dans la catégorie « sculpture et dessin académique » (100 francs chacune). Toujours en 1892, il reçoit une médaille d’argent (3ème classe) en « académie », puis une médaille de bronze pour son travail en « modelage et sculpture[4] ». A cette époque, Victor Dupont réalise surtout des copies d’œuvres, des natures mortes et des bouquets, dont un qu’il offre à la fin de ses études à son camarade de classe Georges Griois[5].

Son apprentissage est interrompu par le service militaire. Recruté dans la classe de 1893, Victor Dupont doit apprendre les armes pendant trois ans. Finalement, devant la difficulté financière de pouvoir poursuivre ses études artistiques et emprunt d’un certain patriotisme, il s’engage comme volontaire le 15 mars 1894 pour un service de quatre années, dans le régiment de Saint-Omer. Soldat de seconde classe, il est vite promu caporal le 21 octobre de la même année. Son service militaire se déroule sans encombre, mais son carnet de santé révèle déjà des problèmes oculaires, qui ne feront que s’aggraver[6].

Libéré de l’Armée le 15 mars 1898, l’artiste en herbe a gagné en maturité. Dès lors, il décide de poursuivre son instruction artistique aux Beaux-arts de Lille. Il y suit les cours du directeur Pharaon de Winter (1849-1924), le maître flamand des scènes religieuses et intimistes, et d’Edgar Boutry (1857-1938), le fameux statuaire lillois. Mais cette formation ne lui convient guère, trouvant l’Académie trop austère et son directeur trop rigide. A l’instar de Félix Planquette (peintre animalier du Nord) et de Paul Deltombe (futur directeur des Beaux-arts de Nantes), ses camarades de classe, il n’en gardera pas un souvenir heureux. En dépit de son cheminement académique, Victor Dupont rêve d’explosions chromatiques et d’études en plein air, à l’instar des peintres postimpressionnistes. A l’automne 1899, après seulement quelques mois vécus à Lille, il rejoint Paris.

Ce passage à Lille est surtout important dans sa vie d’homme. C’est en effet à cette époque que Victor Dupont rencontre sa future épouse, Fernande Jaspard, serveuse dans l’estaminet familial qu’il fréquente. Née à Marcq-en-Barœul en 1879, fille d’un liquoriste roubaisien, Fernande tombe rapidement amoureuse de ce passionné[7]. En 1899, il occupe avec Fernande, une maison cossue, rue Saint-André dans le Vieux-Lille. Mais, dans les mois qui suivent, il s’installe définitivement à Paris avec sa bienaimée. Fernande lui donne un premier enfant né hors-mariage, en juillet 1900 (Fernande). Malgré la grande dévotion des époux, surtout de Fernande, leur union n’est consacrée que six mois plus tard, le 26 janvier 1901. Le couple vit alors dans un immeuble, au 15 boulevard Victor[8]. Fernande pratique quelques travaux de couture, pendant que Victor tente de vivre de sa peinture. Réalisé en 1900, le portrait au « Corsage Rouge », encore académique mais servi par un dessin expressif et une palette puissante, consacre leur idylle naissante[9].

Installé dans la Capitale, Victor Dupont fréquente assidûment le milieu artistique et n’hésite pas à demander conseil aux plus grands maîtres. Il découvre avec bonheur les œuvres colorées de la salle Caillebotte du musée du Luxembourg, et apprécie les toiles de Puvis de Chavannes qu’il semble avoir rencontré à la fin de sa vie[10], de Pierre-Auguste Renoir et surtout de Paul Cézanne, le « maître de la couleur », qui influence beaucoup le jeune artiste. Depuis sa première rétrospective chez le marchand Vollard en 1895, Cézanne reçoit la reconnaissance du public et du monde de l’art. Il convainc Victor Dupont de la prévalence de la couleur sur la lumière, et de l’importance de la superposition des plans. Cet enseignement est déjà perceptible dans « La Maison sur la Colline », vue presque abstraite, marquée par les Nabis et Paul Sérusier, qui s’emploient à simplifier les formes et à donner le pouvoir à la couleur.

Dans ces premières années, la critique n’est pas toujours tendre avec Victor Dupont. En février-mars 1901, il expose pour la première fois, avec son ami Paul Deltombe, au Salon de la Plume à Paris[11]. La « Revue Blanche », publication d’art d’avant-garde la plus influente du moment, dénigre un peu son style : « Son inspiration assez disparate, son métier un peu facile et de verve un peu lâchée, s’épanchent en des paysages, des portraits, des intérieurs, un bébé heureusement venu, fouillis de chair rose à même le pêle-mêle clair des langes et des linges, telle silhouette de femme dont se pelotonne, dans le vaste peignoir blanc, plus provocante ainsi et moins difficulteuse, la nudité et que réitère complaisamment l’artiste. Tout cela est hâtif, pochades plus que tableaux. […] Les études, ces matériaux, souffrent à quitter le laboratoire ; du moins, qu’elles intéressent pour leur mérite spécial d’études … être studieuses ». La production de Victor Dupont semble encore trop appliquée à une époque où l’art est en pleine mutation[12]. Pourtant, grâce à sa persévérance et à ses contacts avec le milieu artistique, il parvient à montrer huit œuvres au Salon des Indépendants de 1903 (des maternités et des paysages), aux côtés d’Henri Matisse, d’André Derain et de Maurice de Vlaminck[13] : « Enfant à la Chaise », « Marais à Aunay-sur-Lens », « Coin de Jardin ». L’année suivante, il présente Fernande et sa première fille dans une « Maternité au Berceau », dans laquelle les deux tons de couleur, traités en camaïeu, renforcent l’intimité de cette scène, influencée par l’œuvre de Renoir. Pour son arrivée au Salon d’Automne en 1904, il expose « La Seine près Suresnes ». Ces premières exhibitions sont alors, pour Victor Dupont, le détonateur vers un usage expressif et intense de la couleur[14].

En avril-mai 1904, il expose à la galerie Vildrac à Paris « un très bel ensemble d’œuvres probes et vigoureuses paysages, figures, natures mortes. Les paysages surtout sont remarquables par leur coloris et leur atmosphère, s’inspirant pour la plupart de la nature du Nord de la France (les environs de Boulogne). Ils traduisent le mystère et la fluidité donnant de l’air et de la lumière dans les masses vertes des grands arbres. Parfois des figures nues ou habillées mêlent leur note claire à cette atmosphère verte et bleue de sous-bois. Le caractère recueilli de cet art apparaît aussi dans les figures des femmes ou d’enfants, portraits intimes ou compositions simples empreintes de tendresse[15] ».

 

  • Les années folles du « Fauvisme» au cœur des Salons parisiens indépendants

Créé en 1903 à l’initiative du poète Yvanhoé Rambosson, le Salon d’Automne à Paris offre un débouché aux jeunes artistes exclus des circuits officiels et permet à un public populaire de découvrir l’impressionnisme et ses prolongements. Pour se distinguer des autres Salons (la Société des Artistes français, héritière du Salon officiel et la Société nationale des Beaux-arts, association très élitiste fondée par des artistes à succès, entrainée par Rodin et Puvis de Chavannes)[16], il ouvre à l’automne. Son jury sélectionne des œuvres offrant une garantie de qualité que le Salon des Indépendants ne peut proposer à son public. Ouvert à la sculpture, à la peinture et à l’art étranger, il contrebalance cette diversité par une lecture simple des salles en favorisant les regroupements par familles d’artistes. Le système des rétrospectives (Gauguin, Cézanne, Ingres, Manet) permet de légitimer la création contemporaine et de la restituer dans le sens d’un développement logique progressiste voulu par l’avant-garde[17].

En 1905, la salle VII du Salon d’Automne crée l’événement. Devant les œuvres de Matisse, Marquet, Derain et Vlaminck, le critique Louis Vauxcelles baptise ce groupe d’artistes par son fameux mot, « Donatello chez les fauves » : un nu façon Renaissance d’Albert Marquet trône au milieu de la salle n°5 réservée à Matisse et ses amis, aux côtés du Douanier Rousseau présentant des tigres et des lions ! Depuis 1874 et le surgissement de l’Impressionnisme, jamais la presse d’art ou les journaux populaires ne dénigrent autant un nouveau courant[18]. Le Salon atteint son objectif, celui de promouvoir la jeune génération, née dans les années 1870. Si Victor Dupont reste à l’écart de ce scandale salutaire, il présente dès 1906 six toiles : « Etude d’Enfant, Rue des Cévennes, Matinée d’Avril, Matin, Soleil Pâle, Nature Morte Reflet de Soleil ». A l’instar d’Albert Marquet et de Raoul Dufy, qui réinterprètent les rues pendant les fêtes du 14 juillet 1906, Victor Dupont excelle dans le même style en réalisant « Le Quai Gambetta », une scène singulière de la vie maritime boulonnaise, où se mêlent couleurs crues, cernes noirs et ambiance vaporeuse. Cet « art social » n’est pas nouveau et veut se rapprocher du peuple, jusqu’à « vouloir rivaliser avec l’imagerie d’Epinal » selon les dires acerbes de Louis Vauxcelles. Néanmoins, ce dernier apprécie Victor Dupont « qui a une palette où chantent les tons purs. Les objets valent par la mise en place et la justesse des valeurs »  (Gil Blas, 14 juin 1905)[19]. C’est à cette époque que la famille s’installe à la « Ruche », fameuse pépinière d’artistes. Il y rencontre entre autres le peintre Maurice Boudot-Lamotte.

Plus tard, en 1908, l’artiste présente avec succès son travail à la galerie Notre-Dame-des-Champs à Montmartre. Très régulier dans sa carrière, Victor Dupont expose douze œuvres au Salon d’Automne en quatre années (1904, 1906, 1907 et 1913), avec des thèmes aussi variés que des paysages, des vues d’intérieur et des scènes religieuses. Juste avant la guerre, dans ses « Ecrits sur l’art », Guillaume Apollinaire apprécie « les qualités de franchise et de force simples » de deux toiles, « Le Sculpteur » et « La Fuite en Egypte ». Son ami Victor Dupont est un « peintre probe et d’une grande noblesse d’inspiration[20] ».

L’exposition de 1907 au Salon des Indépendants devient le point culminant du Fauvisme. L’ensemble de la presse accepte la dénomination de Vauxcelles, lequel dénombre 25 sympathisants au mouvement. De 1903 à 1914, Victor Dupont y présente un total impressionnant 62 œuvres. Il y exprime sa sensibilité à travers des scènes d’intérieur, des maternités aux tonalités intimistes, des paysages chamarrés et des sujets religieux. En 1910, il expose aux côtés de Paul Deltombe, Jean Deville et Georges Dufrénoy, qui sont qualifiés par Guillaume Apollinaire de « chercheurs dont les œuvres ont toujours du charme et de l’intérêt[21] ». Les critiques deviennent réceptives à son art. L’éclatement du groupe des Fauves n’entame pas la carrière de l’artiste, qui utilise toujours une gamme chromatique lumineuse et expressive, sans pour autant libérer la couleur de sa fonction imitative, comme l’avait fait jadis Matisse.

En marge des Salons parisiens, Victor Dupont dessine et produit également des dessins, des pastels et des aquarelles, souvent des scènes d’intérieur ou intimistes, montrant des enfants et leur mère. En 1911, il illustre de dessins très naturalistes le fameux « Roman Lyrique » de Jens-Peder Jacobsen (1847-1885), le « Victor Hugo danois », dans la Revue Scandinave. Et durant ces dix années parisiennes, la famille s’agrandie avec la naissance de quatre enfants (Pierre-Victor né en 1905 à Boulogne, Jean-François en 1910, Marie-Thérèse en 1912 et Marie-Louise en 1914). Tout comme leur mère Fernande, ils participent à l’œuvre de leur père en posant souvent comme modèles, dans l’atelier ou à l’ombre des arbres du jardin de la « Ruche ». On les retrouve dans les paysages ou les maternités.

 

  • Le choc de la Grande Guerre

Cet enthousiasme coloré de la Belle Epoque s’achève subitement dans l’horreur. La première guerre mondiale marque profondément Victor Dupont, qui participe activement au conflit. Le 14 août 1914, il est déjà mobilisé et arrivé sur le front à Bourg, près de Lille, dans le 20ème régiment d’infanterie. Il est alors âgé de 41 ans et père de bientôt cinq enfants, Marie-Louise naissant le 16 septembre. Devant l’avancée allemande, la prise de Bruxelles, de Lille et de sa région, il est coupé de sa belle famille. Pendant un an, comme tous les Poilus, il tente de survivre dans les tranchées et immortalise le conflit en dessinant. Le musée de Beauvais conserve une jolie aquarelle gouachée, « Paysage de la Grande Guerre en 1915 », montrant des soldats au milieu de tranchées, sous un ciel intensément indigo[22]. Une autre aquarelle réalisée la même année décrit une « Casemate » sombre, surplombée d’un ciel découpé en triangles ocres et bleus. Ces deux études de plein air confirment l’esprit artistique moderne de Victor Dupont, influencé par l’expressionnisme et le cubisme naissants.

Parti au front le 1er septembre 1915 pour une nouvelle offensive française, il est victime d’une attaque au gaz moutarde, arme terrible utilisée par les Allemands depuis avril. Gravement blessé, il est évacué le 9 novembre. Hospitalisé un temps à Biarritz, il découvre « le pays basque et trouve là matière à un heureux délassement. Il profite de son séjour pour y faire des études nouvelles sous un ciel et au milieu d’une nature dont il ne soupçonnait ni l’éclat radieux ni la riche beauté ». Surtout, il rencontre la reine Nathalie de Serbie (1859-1941), sa « marraine de guerre ». Exilée en France, cette princesse vit dans son château de Bidart à Biarritz, depuis la fin des années 1890. Très religieuse, elle distribue son héritage et devient mécène de nombreux artistes. Après la guerre, elle accueille à plusieurs reprises en villégiature Victor Dupont et sa famille. Le peintre laisse plusieurs toiles du Pays basque, dont la « Côte de Bidart », œuvre à la tonalité crue et à l’inspiration lyrique.

Après cet intermède heureux, il est transféré à Limoges le 6 janvier 1916. Trois semaines plus tard, il intègre le 285ème régiment d’infanterie, puis se trouve affecté le 19 avril au 13ème régiment d’infanterie, section camouflage à Amiens. Ce statut de « camoufleur » (peintre combattant) permet à Victor Dupont de continuer à dessiner les scènes de bataille et ses soldats, tout en restant à l’arrière des combats. Les artistes camoufleurs doivent s’adapter à la complexité de leur mission. Leurs dons d’artistes ne sont pas au service de la propagande patriotique mais à la défense de la vie des soldats. Ils ont pour responsabilité de confectionner des leurres, autrement dit des objets destinés à tromper l’ennemi[23]. Toujours dans l’observation, Victor Dupont croque les endroits qu’il traverse, les hommes et les femmes qu’il rencontre, et les destructions qu’il déplore. Mais, l’artiste reste toujours convalescent. A la suite de cette attaque au gaz, l’Armée le déclare invalide à 40% avec versement d’une pension. Il ne se remettra jamais complètement de cette douloureuse épreuve. Affaibli, il est libéré du « service à l’Allemagne » le 3 novembre 1917, « comme père de 6 enfants vivants », grâce à la naissance de Marie-Nathalie, le 29 octobre 1917, qui doit son prénom à sa marraine Nathalie de Serbie. L’artiste rejoint alors Paris.

 

A la fin de l’année 1917, l’Etat achète pour 500 francs la « Petite Allée » (85cm x 105cm), présentée au Salon d’Automne de 1913, aujourd’hui non localisée[24]. A l’issue du conflit, il reçoit la Croix de guerre et une citation[25]. Au Salon des Armées, il offre deux tableaux : aux Morts pour la Patrie, une « Sainte-Famille », et « La France se consacre au Sacré Cœur » pour la chapelle Sainte-Philomène, rue de Dantzig, près de la Ruche[26]. Traumatisé par la vue terrible des combats et les destructions massives, qui ont massacré le Nord de la France, Victor Dupont opère un virage radical dans sa vision de la vie et sa carrière artistique.

 

  • Le retour au classicisme et à la tradition chrétienne

Après la mort de son ami Guillaume Apollinaire et le retour de la paix, Victor Dupont connaît la joie de la naissance d’un septième enfant, Françoise, le 9 janvier 1920. Pourtant ce bonheur est de courte durée. En janvier 1923, l’artiste perd son père. Puis, trois ans plus tard, sa première fille Fernande meurt de la tuberculose. Ce dernier drame affecte toute la famille. Victor Dupont se replie alors sur les fondamentaux de sa vie : sa famille et la religion. Devenu ami des milieux nationalistes et conservateurs, à l’instar d’Emile Bernard ou de Maurice de Vlaminck, qui prône un « retour à l’ordre » esthétique et politique[27], il garde néanmoins des contacts avec des anarcho-communistes, comme ses grands amis Paul Signac (1863-1935) et Emile Schuffenecker (1851-1934), vieille connaissance de Paul Gauguin. Il compose alors des œuvres centrées sur ses proches, ses enfants souvent représentés dans ses toiles, à l’instar de ses deux jeunes filles qui posent en vacances dans « Les Enfants au Chien », accompagnées du malinois de la maison (huile sur toile, 70cm x 85cm). Présentée au Salon des Indépendants de 1920, dont il est le commissaire de 1920 à 1922, l’œuvre est achetée par l’Etat et attribuée à la ville de Boulogne-sur-mer[28]. L’artiste produit également nombre de maternités, de paysages, de natures mortes qui révèlent toujours de grandes qualités de dessin et de maîtrise de la couleur.

Mais surtout, à cette époque, Victor Dupont exprime de plus en plus sa foi à travers les sujets religieux. Il se rapproche des Ateliers d’art sacré, ouverts à la fin de 1919 et emmenés par Georges Desvallières (1861-1950) et le fameux Maurice Denis (1870-1943), qui l’influence vers un art plus décoratif[29], comme le « Mois de Marie » (1922), scène florale aux teintes expressionnistes. En 1921, le critique d’art Guillaume Jeanneau apprécie l’artiste : « Poète lyrique fait pour l’hymne, Victor Dupont trouve des accents d’une éloquence élevée. Son œuvre, dépouillée de toute rhétorique facile, est grave et recueillie comme un chant d’église[30] ». Tout est dit. Le peintre et critique d’art très conservateur, Tristan Klingsor, loue un « Christ en Croix » de 1924, « Pièce de musée, digne d’être accrochée près de vieux maîtres italiens. Tout ici s’accorde dans un effet de grandeur, couleurs et formes. Un sentiment religieux profond a commandé l’ordonnance ; un métier magnifique a réalisé la conception de l’esprit. Il faut remonter jusqu’aux Le Nain ou Philippe de Champaigne pour retrouver les vrais ancêtres de l’artiste contemporain ». Devant tant de louanges, l’ancien Fauve est devenu, bien malgré lui, le chantre d’une peinture réactionnaire et sentimentaliste. Chez Victor Dupont, « le métier est au service de l’émotion[31] ».

Ses œuvres sont toujours appréciées si bien, qu’au Salon d’Automne de 1925, le directeur de la Revue des Beaux-arts reproduit « Le Ruisseau aux Vaches », cette peinture étant « l’une des meilleures toiles exposées[32] ». En janvier 1926, Victor Dupont est l’organisateur de l’exposition d’Art Religieux des Cahiers catholiques[33]. Rapidement, les sujets religieux deviennent omniprésents dans ses présentations aux Salons parisiens : « Visitation » (1924), « Nativité » (1926), « Saint-Jean » d’inspiration néo-renaissance (1928), « Mise au Tombeau » (1930) et « Jésus et la Samaritaine » (1938), parfois trop appliqués[34], ainsi qu’une série de dessins des « Petits Chanteurs à la Croix de Bois ». Grâce à son amitié avec Maurice Denis, Victor Dupont rencontre le peintre et homme de théâtre Henri Brochet (1898-1952) ainsi que le sculpteur d’art religieux néo-gothique Fernand Py (1887-1949), auxquels il prodigue ses conseils. Installé à Auxerre, ce cercle d’amis artistes perdure quelques années durant[35]. En 1928, Victor Dupont en profite d’ailleurs pour exposer dans la ville bourguignonne une série de lithographies, dont la très réussie cathédrale Saint-Etienne, saluée par Paul Berthier[36].

En marge de ces productions religieuses, Victor Dupont participe en 1926 à la prestigieuse rétrospective « Trente Ans d’Art Indépendant, 1884-1914 », tenue au Grand Palais à Paris, où il accroche six œuvres, dont le « Corsage Rouge ». En mai-juin 1927, il présente enfin sa première rétrospective à la galerie de la Palette française (boulevard Haussmann) et propose au public 31 toiles et dessins représentatifs de son art : des maternités, des vues d’Auvergne et du Pays Basque, des scènes religieuses, et des sujets boulonnais[37]. La presse est unanime et salue l’artiste qui « a réuni une trentaine de ses chauds et solides tableaux dans lesquels on trouve facilement le résultat de vingt-cinq années d’effort soutenu ». C’est un beau succès[38].

Durant cette période d’entre-deux-guerres, l’artiste participe activement au Salon d’Automne (1919 à 1926, 1932, 1935 à 1938, 1940), où il présente au total 37 œuvres. Au Salon des Indépendants, il montre ses tableaux régulièrement (1920 à 1926, 1932 à 1941). En 1925, on lui doit notamment le « Portrait de Paul Signac » (1863-1935), président du Salon et inventeur du « divisionnisme » (technique de peinture qui consiste à peindre par juxtaposition de touches de peinture de couleurs primaires) avec Georges Seurat. Au faîte de sa gloire, Victor Dupont se fait écrivain pour résumer son art : « Ce que je demande à la peinture, c’est d’être plus qu’un simple ornement, qu’une parure d’appartements, qu’une agréable virtuosité. Le peintre fait œuvre d’artiste quand, avec les moyens plastiques dont il dispose, il provoque chez le spectateur une émotion[39] ».

A cette époque de la maturité, Victor Dupont est quinquagénaire, l’Etat lui achète deux tableaux destinés au musée du Luxembourg[40], « Le Petit Violoniste » (huile sur toile de 1922, 95cm x 80cm) et « Vase de Fleurs » (huile sur toile, 46cm x 38cm), acquises le 20 janvier 1927 (aujourd’hui en dépôt au Fonds national d’art contemporain de Puteaux-La Défense)[41]. Toujours à l’affût d’expériences artistiques nouvelles, Victor Dupont se met avec succès à la lithographie originale, reprenant souvent des scènes intimistes, comme cette maternité intitulée sobrement « Scène d’Intérieur », montrant une mère cousant et son enfant installé dans sa chaise haute. En juin 1928, l’artiste montre à la galerie Martin (rue de l’Université à Paris) une série de petits tableaux, notamment un portrait de sa mère[42]. En décembre 1928, aux galeries du « Fuseau chargé de Laine », « le rare Victor Dupont présente un ensemble d’ouvrages qui résume tout son effort. C’est un groupe magistral, qui fera admirer un très haut sentiment artistique et, en particulier, un coloris très orignal[43] ». Son entrée du port de Boulogne y est remarquée. En janvier 1929, il expose à nouveau à la galerie de la Palette française[44].

Mais, surtout, à la fin des années 1920, Victor Dupont rompt avec les Salons traditionnels et établis pour créer le Salon de l’Art Français Indépendant, secondé par le graveur Jacques-Emile Laboureur[45]. Déjà, dans un article publié en janvier 1924 dans le Bulletin de la Vie Artistique, il critique le trop grand nombre d’exposants aux Salons (1.800) et demande la fin du placement alphabétique au profit des grands mouvements artistiques. C’est la « querelle des Indépendants » autour de leur président Paul Signac[46]. En janvier 1926, c’est la scission : « A la suite d’un vote qui donne la majorité aux partisans du placement alphabétique, les peintres Yves Alix, Bompard, Victor Dupont, Gromaire, André Lhote [...] se retirent du comité. On espère que tout s’arrangera[47] ». Finalement, trois ans plus tard, Victor Dupont inaugure le Salon de l’Art Français Indépendant, le 9 février 1929. Il installe son Salon dans une grande salle, située près du Grand Palais, appelée la rotonde. La première exposition rassemble 824 œuvres pour 400 exposants, non plus répartis par ordre alphabétique, mais par écoles, depuis le surréalisme, le cubisme pour aboutir à l’art figuratif[48]. Le peintre Antoine Villard en est le premier président. Ce Salon dissident perdure quelques années et demande à Victor Dupont une dépense d’énergie folle, mettant entre parenthèses sa propre carrière. Devant la concurrence, et dans un contexte économique difficile, le Salon peine à trouver sa place et disparaît finalement en 1932, après sa quatrième édition[49].

En mars 1929, Victor Dupont participe à l’exposition tenue à la galerie de l’Arc à Paris, consacrée aux portraits de femmes, aux côtés d’œuvres prestigieuses des peintres Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Renoir, Gauguin, Modigliani, Odilon Redon et d’autres grands noms. L’artiste, qui excelle dans les maternités, reçoit une critique chaleureuse[50].

 

  • Une fin de carrière difficile

Mais, dans les années 1930, au crépuscule de sa vie, Victor Dupont a quitté la « Ruche » et Montmartre, pour s’installer rue Belloni, un quartier moins agité. Il s’est séparé de sa femme et souffre de l’absence de ses enfants. Les difficultés de l’entre-deux-guerres, aggravées par la crise économique, affectent l’artiste. Les méventes deviennent préoccupantes. Les raisons en sont diverses : absence d’un galeriste fidèle, omniprésence des œuvres religieuses qui peinent à trouver leur public, et positions politiques trop marquées. Son ami Maurice Denis s’émeut de l’insuccès grandissant de Victor Dupont depuis ces dernières années : « Il n’est pas fait pour réussir. Sa peinture est trop moderne pour une catégorie d’amateurs au goût petit, trop solidement traditionnelle pour l’autre, celle que le snobisme mène[51] ». En juin 1933, il participe à l’exposition « Jeunesse et Maternité » à la galerie Sambon au « profit de l’œuvre de préservation et de sauvetage de la Femme », qui réunit 200 peintures et sculptures, provenant en grande partie de collections particulières. Sont présentes des toiles d’Auguste Renoir, Berthe Morisot, Mary Cassatt et Maurice Denis[52] entre autres.

En écrivant sur une exposition tenue en janvier 1935, un critique d’art remarque que « Victor Dupont, consciencieux et savant, aborde les grands sujets : Christ en Croix et Mise au Tombeau. Mais, il est certainement supérieur dans des maternités, des portraits d’enfants, des paysages aux clairs ruisselets près des saules tordus et des gras herbages. C’est un réaliste, un peu Flamand, mais qui aime la belle matière[53] ». Reniant son aventure Fauve passée, l’artiste détruit les quelques œuvres qu’il lui reste de cette folle époque chromatique. S’il vend encore quelques toiles dans les Salons parisiens, Victor Dupont ne peint plus guère et se replie sur sa famille et ses amis fidèles. Il produit surtout des scènes intimistes et des œuvres religieuses, notamment de trop nombreux Christ. Très proche, le peintre Maurice Boudot-Lamotte le soutien toujours et lui achète ses dernières toiles. Cette collection sera versée en 1997 au musée de Beauvais.

A l’automne 1935, grâce à son amitié ancienne avec le peintre lillois André Léveillé (1880-1963), Victor Dupont participe à une expérience des plus novatrices pour l’époque : le Train Exposition des Artistes. Cette exposition itinérante, forte d’environ 500 œuvres, parcourt la France durant un mois et demi. Partie le 17 septembre, elle passe par Chartres, Laval, Cherbourg, Caen, Rouen, puis Beauvais, Amiens, Abbeville, Boulogne (9-10 octobre), Calais (11 octobre), Dunkerque (12-13 octobre), Arras (14-15 octobre), Lille (19 octobre), et s’achève le 31 à Soissons. Le concept est simple : les visiteurs contemplent les œuvres exposées dans les wagons à quai et peuvent les acheter directement[54]. Le succès est immédiat et nombre d’artistes célèbres y participent : Georges Andrique de Calais, Abel Bertram de Saint-Omer, Omer Bouchery graveur de Lille, Félix Desruelles sculpteur de Valenciennes, le peintre-mécène Henri Duhem de Douai, le fauve Othon Friesz, Georges Griois de Boulogne, les fameux Marcel Gromaire et Henri Matisse, Lucien Jonas, Jules Joëts de Saint-Omer, Henri Le Sidaner, André Lhote, Richard Maguet d’Amiens et Robert Pinchon, maître de l’Ecole de Rouen. Victor Dupont y présente deux grands paysages colorés : « Le Ruisseau » et « Pâturage Boulonnais » mis en vente 1.200 et 1.500 francs, ce qui constitue de bons prix[55]. Mais c’est une déception. La mévente et ses problèmes de santé l’empêchent de renouveler sa participation l’année suivante.

En octobre 1935, il répond au journaliste boulonnais Jean Carvalho : « Où ai-je passé mes vacances ? Je ne puis vous nommer l’endroit, mais je n’ai guère quitté Paris. La crise. Les travaux en cours ? La recherche continue du beau métier des anciens. J’ai une Eve que je viens de terminer pour le prochain Salon d’Automne, c’est elle qui me fait vivre quelque temps au paradis terrestre ». Le journaliste conclut : « Dans les pénibles moments qu’ils traversent, nos artistes gardent toujours leur bonne humeur[56] ». Maigre consolation, le Conseil général de la Seine acquiert en novembre de la même année « Le Pont Neuf », aujourd’hui non localisé[57]. En mars 1937, lors de l’exposition des Rosati[58], Victor Dupont retrouve ses amis Jules Joëts, Henri Le Sidaner, Henri Matisse, André Léveillé, Richard Maguet et Abel Bertram à la fameuse galerie Durand-Ruel, avenue de Friedland à Paris[59]. C’est sa dernière exposition privée, en marge de sa participation aux Salons des Indépendants (1937 à 1940) et d’Automne (1937, 1938 et 1940)[60].

 

  • A la recherche de la couleur sur les chemins du Boulonnais

Toute sa vie durant, Victor Dupont n’oublie jamais son Boulonnais qu’il aime tant. Jusqu’à la fin des années 1920, l’artiste rend visite régulièrement à ses parents, qui vivent toujours à Boulogne, dans le quartier de Capécure. Son père Louis y décède en janvier 1923, sa mère Juliette Dagbert, dix ans plus tard. Quand il revient dans sa ville natale, Victor Dupont loge chez son beau-frère Alex Mony, époux de Rosette, la sœur de Fernande Jaspart-Dupont. Le couple tient un hôtel-restaurant au 5 rue Monsigny, proche du théâtre. Cet établissement est acquis vers 1907 et en activité jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Une photo de famille, datant d’août 1922, montre la mère de Victor accompagnée de Fernande et de ses enfants posant sur la plage de Boulogne. Tout ce beau monde est endimanché et heureux de se réunir[61]. En père aimant, Victor Dupont emmène ses plus jeunes filles se promener sur les collines du Mont-Lambert, admirer le port et la ville en contrebas. La fille du peintre, Nathalie Dupont, se souviendra toujours des heureuses escapades chez les cousins Mony, des excursions bucoliques et des grands bols d’air marin pris sur les quais boulonnais[62].

En marge des visites familiales, Victor Dupont en profite toujours pour croquer les chemins de la campagne boulonnaise ou prendre un instantané de la vie maritime. Ce sont là ses deux thèmes de prédilection, qu’il développe et expose sa vie durant, aux côtés des œuvres de genre (scènes intimistes, maternité ou œuvres religieuses) imposées par la demande du public. La production boulonnaise reste privilégiée dans son œuvre. Déjà, à la fin des années 1890, ses premières toiles décrivent souvent l’immensité de la mer, dans son plus simple appareil, à l’instar de « La Vague » et de « Vagues et Rochers », conservées au musée de Beauvais[63]. Dans « La Vague », Victor Dupont adopte une mise en page recherchée, ne laissant subsister qu’une mince bande de ciel, tandis que l’intérêt se reporte au premier plan sur le jeu des vagues et des filets. La rapidité de la notation rejoint la justesse de l’effet. Il peint également des natures mortes (harengs) et « Rue de la Beurière[64] », emblématique du quartier des marins boulonnais, qui subsiste encore aujourd’hui.

Dix ans plus tard, les œuvres maritimes ont encore gagné en maturité et adoptent une pâte toujours plus moderne. Après la révélation du Fauvisme en 1905, Victor Dupont réalise des huiles où se mêlent couleurs crues et cernes noirs. Dans « Le Quai Gambetta », le peintre croque un moment de la vie maritime boulonnaise. Cette œuvre, des plus accomplies, n’est pas sans rappeler Albert Marquet, ses grisailles portuaires troubles, ses perspectives obliques, ses silhouettes, son fondu. Au niveau de la facture, Victor Dupont adopte une touche plutôt grasse et large. Le cadrage, rompu, est très japonisant et la simplification puissante, sans maniérisme graphique[65]. Ces tableaux fauvisants sont malheureusement trop rares, et ils révèlent à la fois un parfait usage des couleurs et des mises en scène du sujet abouties.

Après la guerre, dans les années 1920, le peintre réalise encore des toiles typiquement boulonnaises, parfois monumentales comme les « Matelots », présentée au Salon des Indépendants en 1924 et aujourd’hui non localisée[66]. Une idée précise de cette œuvre transparaît dans le tableau sobrement intitulé « Port de Boulogne » (étude sans les personnages). Bien composée, la scène décrit le quai Gambetta encombré de cordiers (bateaux à vapeur) tandis qu’un voilier se dresse au milieu du chenal. L’artiste y impose une ambiance brumeuse servie par des tons camaïeux. Un aperçu des personnages composant les « Matelots » est rendu possible avec la vue d’un « Islandais », dont son fils Pierre a servi de modèle. Avec ce pêcheur qui arbore fièrement sa vareuse orange en regardant l’horizon, Victor Dupont cherche à exprimer symboliquement des sentiments intérieurs, l’angoisse du départ, de la séparation et de la mort, souvent vécus par les marins au long cours. Cette œuvre reçoit une bonne critique des visiteurs avertis : « J’aurais pu citer à part M. Victor Dupont, pour ses Matelots de Boulogne et sa Nature morte, qui sortent très particulièrement du commun, sans ostentation[67] ».

En marge des œuvres maritimes, Victor Dupont croque à l’envi la campagne boulonnaise. Ses paysages « montrent l’attachement de l’artiste à la nature et l’émotion particulière qu’il sait si bien extérioriser dans ses toiles[68] ». Dans « La Maison sur la Colline », datant vers 1905-1910, l’artiste représente un coin du Mont-Lambert sur les hauteurs de Boulogne, encore vierge de toute modernité à outrance. Vue presque abstraite, marquée par les Nabis et Paul Sérusier, qui s’emploient à simplifier les formes et à donner le pouvoir à la couleur, cette toile étonne par sa modernité. Dans un cadrage original, les tons vifs explosent sur la toile et écrasent le ciel gris, réduit à la portion congrue. A la même époque, il réalise « La Voie Ferrée », où la mise en scène soignée confronte une nature paisible à une locomotive qui dévale la colline à vive allure. Ce paysage boulonnais bénéficie d’une influence cézannienne dans le traitement cubiste des maisons. Au fil de ses promenades, le peintre produit une série de chemins campagnards, dont « Le Chemin » et « Le Chemin du Moulin », traités avec une pâte généreuse, où les toits rouges typiques de la région du Nord sont omniprésents. Victor Dupont explique comment il obtient sa palette audacieuse et ses coloris fauves : « Je ménage l’acidité de mes couleurs pour qu’au bout de 5 ou 6 ans, elles aient pris une maturité durable. La beauté du coloris est obtenue par un emploi savant des verts et des rouges, soit purs, soit habilement rompus[69] ».

Plus tard, présentées au Salon des Indépendants en 1912, « Vallée de la Liane » et « Route de la Vallée » montrent des pins parasols installés sur la route partant de Boulogne et menant à Saint-Etienne-au-Mont, Hesdigneul et Carly[70]. Les ocres puissants et les verts tendres dominent le ciel éthéré. Au printemps 1927, lors de sa première rétrospective à la galerie de la Palette française à Paris, l’artiste propose au public 31 œuvres, notamment des vues boulonnaises[71] : « Jeune Fille sur la Falaise », « Vieux Remparts », « La Vallée de Boulogne-sur-mer » et « La Haute-Ville, Porte Gayole ». Les sujets boulonnais sont aussi récurrents dans les achats de l’Etat. En octobre 1935 et juin 1936, le musée de Saint-Quentin acquiert deux grandes huiles « Paysage Boulonnais » et « Pâturages en Artois », qui sont un hymne à la nature de son enfance[72].

 

  • Bilan d’une carrière riche et atypique

La carrière et l’œuvre de Victor Dupont sont emblématiques d’une époque troublée et engagée. Si l’artiste suit tout d’abord un parcours académique, il s’engage rapidement vers les expériences nouvelles du Fauvisme et de l’Expressionnisme. S’il aime le dessin, Victor Dupont privilégie l’usage intensif de la couleur pour construire ses œuvres et mettre en scène ses sujets. Comme d’autres artistes, c’est aussi un homme marqué dans sa chair par l’horreur de la Première guerre mondiale. Ce choc le radicalise dans ses convictions et enflamme sa foi chrétienne. Alors qu’il croit révolutionner l’Art en participant aux Ateliers de l’art sacré, il s’enferme au contraire dans des conventions parfois dépassées, se coupe d’une partie de son public, et refuse l’appui des galeristes pour vendre son travail. Très marqué par les derniers bombardements de Boulogne, c’est un homme malade et un artiste quelque peu oublié qui subit bien malgré lui la débâcle de 1940. Affaibli par une malnutrition chronique et atteint de tuberculose, Victor Dupont décède le 7 juillet 1941 à l’hôpital Laennec à Paris[73]. Dans cette période troublée, le monde artistique est affecté par la disparition de ce petit homme élégant à lunettes, la cigarette toujours à la main, ancienne gloire postimpressionniste, qui a animé pendant plus de trente années les grands Salons parisiens. Sa production reste limitée, composée d’environ 400 œuvres peintes et de centaines d’aquarelles, gouaches, dessins et gravures. Sous l’impulsion de Maurice Boudot-Lamotte, le Salon d’Automne de 1941 lui consacre une rétrospective[74]. Son ami lui dédie alors ces quelques mots qui résume bien la force artistique de Victor Dupont, qui fut un « dessinateur solide, d’exécutant vigoureux et de coloriste puissant chez qui l’harmonie ne résulte pas de l’atténuation des teintes, mais de la science des accords[75] ». Depuis, l’artiste n’a plus été consacré. A nous de faire revivre l’œuvre de « Victor Dupont, un Boulonnais parmi les Fauves ».

 

Yann Gobert-Sergent

docteur en Histoire

président de la Fondation Victor Dupont

 

Notes

[1] Archives municipales de Boulogne-sur-mer, état-civil, acte de naissance du 12 juillet 1873.

[2] Eugène Dupont (1875-1960) est journaliste et directeur du journal Le Réveil de l’Aisne, dès 1903.

[3] Archives privées, certificat d’études, 7 août 1886, Douai.

[4] Archives municipales de Boulogne-sur-mer, registre de l’Académie communale de dessin, années 1899-1900.

[5] Archives privées de la famille de Georges Griois. Remerciements à Mme Rami.

[6] Archives de l’auteur, carnet militaire de Victor Dupont (1894-1941).

[7] Fernande Hortense Jaspard (1879-1949).

[8] Archives municipales de Paris, état-civil, acte de mariage du 26 janvier 1901.

[9] Musée départemental de l’Oise, Beauvais : ancienne collection de Maurice Boudot-Lamotte, inventaire n° 998.10.342.

[10] Archives de l’auteur, lettres et documents divers.

[11] « Exposition de tableaux de Victor Dupont au Salon de la Plume, 31 rue Bonaparte à Paris, du 23 février au 15 mars 1901 », in Chronique des Arts, Gazette des Beaux-arts, 1901.

[12] FAGUS F., « Fernand Maillaud, Victor Dupont, Paul Deltombe », in Revue Blanche, Paris, 1901, pp. 464-465.

[13] LOBSTEIN D., Dictionnaire des Indépendants (1884-1914), Dijon, L’Echelle de Jacob, 2003, pages 594-595.

[14] Archives du Musée d’Orsay, collection des catalogues du Salon d’Automne.

[15] Journal L’Humanité, avril 1904.

[16] TOLEDE-LEON O., « Le Salon de la Société nationale des Beaux-arts comme lieu d’épanouissement du mécénat privé dans les années 1890 », in KEARNS J. et VAISSE P. (dir.), « Ce Salon à quoi tout se ramène » : le Salon de peinture et de sculpture, 1791-1890, Berne, Peter Lang, 2010, pp. 101-115.

[17] JOYEUX-PRUNEL B., Nul n’est prophète en son pays ? L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Nicolas Chaudun, pp. 126-127, pour une analyse du rôle du Salon d’Automne.

[18] GIRY M., Le Fauvisme, ses origines, son évolution, Paris, Ide et Calendes, 1981, 271 p.

[19] DAGEN P., Pour ou Contre le Fauvisme, (textes de peintres, d’écrivains et de journalistes), Paris, Somogy Editions d’Art, 1994, 237 p.

[20] CAIZERGUES P., Guillaume Apollinaire : Textes retrouvés, Paris, Dresat, 1993, page 65.

[21] Chroniques d’Art, 1902-1918.

[22] Musée départemental de l’Oise, Beauvais : ancienne collection de Maurice Boudot-Lamotte, inventaire n° 998.10.342.

[23] MAINGON C., « Hypermobilité : L’évolution des pratiques artistiques du temps de la Grande Guerre », in Synergie Pays Riverains de la Baltique n°4, 2007, pages 129-140.

[24] Archives Nationales, cote F/21/4205.

[25] Archives de l’auteur, carnet militaire de Victor Dupont (1894-1941).

[26] Archives de l’auteur, diplôme du Salon des Armées, délivré par le sous-secrétaire d’Etat des Beaux-arts et le ministre de la guerre, 1917.

[27] SILVER K., Vers le retour à l’ordre : l’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, Paris, Flammarion, 1991, pour une étude approfondie du virage conservateur, voire carrément réactionnaire, opéré par de nombreux artistes français, jusqu’alors progressistes, à partir de la fin des années 1910. L’auteur démontre que le retour au classicisme (ou au « réalisme ») s’accompagne souvent d’une conversion aux idées politiques conservatrices et au nationalisme.

[28] Archives Nationales, cote F/21/4205. Bulletin de la Vie Artistique, 1er mars 1920, page 201.

[29] AMBROSELLI C. (sous dir.), Georges Desvallières et le Salon d’Automne, éd. Somogy, Paris, 2003. Voir aussi, BRILLANT M., L’art chrétien en France au XXe siècle, ses tendances nouvelles, Librairie Bloud et Gay, Paris, 1927.

[30] Propos de Guillaume Jeanneau tenus dans La Renaissance, 27 février 1927.

[31] KLINGSOR T., « Victor Dupont », in Revue L’Art et les Artistes, tome XVIII, Paris, 1929, pp. 338-341.

[32] Archives de l’auteur, Courrier du directeur de la Revue des Beaux-arts, 3 octobre 1925.

[33] Dictionnaire des Artistes Contemporains, 1ère édition, tome 1, pages 446-447.

[34] SANCHEZ P., Dictionnaire des Indépendants – Répertoire des exposants et liste des œuvres présentées, Tome 1, A – E, Dijon, 2008. SANCHEZ P., Dictionnaire du Salon d’Automne – Répertoire des exposants et liste des œuvres présentées, Tome 1, A – E, Dijon, 2006.

[35] Archives de l’auteur, correspondances diverses entre Victor Dupont et Henri Brochet, années 1920.

[36] Archives de l’auteur, lettre de Paul Berthier, une page dactylographiée, 1928. Paul Berthier (1884-1953) est un compositeur français, organiste à la cathédrale d’Auxerre et grand-père de France Gall.

[37] Carton d’invitation à l’exposition de Victor Dupont à la Palette Française, 152 boulevard Haussmann à Paris, du 18 mai au 1er juin 1927.

[38] Journal Petit Parisien, 24 mai 1927.

[39] Archives de l’auteur, lettre de Victor Dupont, années 1920.

[40] Archives Nationales, cote F/21/4205.

[41] Remerciement à Dominique Lobstein, responsable de la Bibliothèque du musée d’Orsay, pour cette information.

[42] Journal Nouvelle Revue, 15 juin 1928.

[43] Journal Action française, 3 décembre 1928.

[44] Journal Le Petit Parisien, 3 février 1929.

[45] LABOUREUR S., Catalogue complet de l’œuvre de Jacques-Emile Laboureur, Tome I, gravures et lithographies, éd. Ides et Calendes, Paris, 2000.

[46] Bulletin de la Vie Artistique, 1er janvier 1924, pages 8-9.

[47] Bulletin de la Vie Artistique, 15 janvier 1926, page 21.

[48] Journal Temps, 9 février 1929.

[49] Revue Art et Décoration, volume 61, Éditions C. Massin, 1932.

[50] Journal Semaine de Paris, 15 mars 1929. Journal Paris Soir, 3 mars 1929.

[51] Journal Action française, 24 août 1941.

[52] Journal Le Figaro, 3 juin 1933, article de Camille Mauclair.

[53] Journal Le Quotidien, 19 janvier 1935.

[54] Journal L’Illustration, 19 octobre 1935, n° 4833.

[55] B.N.F, Tolbiac, cote 8.V.19228, notice FRENF 33628291, « Train Exposition des artistes, désignation des œuvres exposées, automne 1935 ».

[56] Télégramme, 22 octobre 1935.

[57] Revue Septentrionale, novembre 1935.

[58] La Société des Rosati de France, successeur de la société littéraire fondée à Arras en 1778, organise depuis 1892 des expositions de peintures à Paris.

[59] Journal des Débats, 16 mars 1937.

[60] SANCHEZ P., Dictionnaire des Indépendants – Répertoire des exposants et liste des œuvres présentées, Tome 1, A – E, Dijon, 2008. SANCHEZ P., Dictionnaire du Salon d’Automne – Répertoire des exposants et liste des œuvres présentées, Tome 1, A – E, Dijon, 2006.

[61] Archives privées.

[62] Entretien avec Nathalie Dupont, août 2009.

[63] Musée départemental de l’Oise, Beauvais : ancienne collection de Maurice Boudot-Lamotte, inventaire n° 998.10.342.

[64] Collection Jean-Pierre Dupont.

[65] Remerciements à Clément Siberchicot, historien d’art, pour ses commentaires sur les œuvres.

[66] SANCHEZ P., Dictionnaire des Indépendants – Répertoire des exposants et liste des œuvres présentées, Tome 1, A – E, Dijon, 2008.

[67] SARRADIN E., « Le Salon des Indépendants », Journal des débats politiques et littéraires, numéro 38, 8 février 1924, page 3.

[68] Septentrion, 15 juin 1936.

[69] Journal Action française, 24 août 1941.

[70] LOBSTEIN D., Dictionnaire des Indépendants (1884-1914), Dijon, L’Echelle de Jacob, 2003, pages 594-595.

[71] Carton d’invitation à l’exposition de Victor Dupont à la Palette Française, 152 boulevard Haussmann à Paris, du 18 mai au 1er juin 1927.

[72] Septentrion, 15 juin 1936.

[73] Archives municipales de Paris, état-civil, acte de décès du 7 juillet 1941.

[74] GALIETTE J., De l’école de la nature au rêve symboliste – Donation Marie-Thérèse Laurenge, Somogy Editions d’Art, 2004, 325 pages. Voir pages 129 et 130.

[75] Archives de l’auteur, Discours prononcé par M. Boudot-Lamotte aux obsèques de Victor Dupont, une page dactylographiée, 10 juillet 1941.